Une sensation formidable

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Par la porte entre-ouverte de la cabine où Arsène enlève ses vêtements, il voit la table sur laquelle il va s’allonger sur le ventre ; elle était froide, il se souvient ; il n’est pas très à l’aise en enlevant tout sauf slip et chaussettes, même s’il sait que la Dr Fléchette est excellente ; la dernière fois, à la fin de l’infiltration, il a eu un malaise vagal…

Arsène : Bonjour docteure.

Dr Fléchette : Bonjour.

L’assistante lui passe du désinfectant sur le bas du dos ; la docteure parle avec elle de la pointe de l’aiguille ; Arsène voudrait ne pas entendre cet échange.

Dr Fléchette : Je vous annoncerai quand je vous pique.

Arsène : C’est aussi bien si je ne suis pas au courant.

Dr Fléchette : Je ne veux pas que vous fassiez un bon ; c’est mieux de savoir.

Arsène : D’accord.

Dr Fléchette : Je pique.

L’aiguille s’enfonce ; l’anesthésiant est désagréable ; elle lui dit d’une voix calme : On attend un peu que le produit se diffuse.

C’est le silence ; Dr Fléchette et Arsène le vivent chacun à leur manière, sous réserve d’en avoir une.

L’aiguille s’enfonce à nouveau, c’est de l’iode, la sensation de chaleur est très désagréable, Arsène sent le retour possible du malaise vagal ; une idée vite !

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Un nuage lumineux comme un iceberg arrive avec un rocher vert qui flotte devant.

Arsène murmure : Iceberg, avale-moi ! Iceberg, avale-moi !

Le produit pénètre, c’est moins douloureux que l’iode, Arsène continue : Iceberg, avale-moi ! Iceberg, avale-moi ! Iceberg, avale-moi ! Iceberg, avale-moi !

Dr Fléchette est absorbée dans l’image de l’IRM, qui guide son aiguille ; dans l’étagère mise à l’horizontale que représente la colonne vertébrale, elle est en bas, au niveau des L5 et L7, le rayon cyphoscoliose ; elle avance, doucement…

Arsène poursuit sa quête d’ailleurs : Iceberg, avale-moi ! Iceberg, avale-moi ! Iceberg, avale-moi ! Iceberg…

Dr Fléchette : C’est fini !

Leurs deux voyages s’achèvent, Arsène souhaiterait dire : Moi j’étais dans un iceberg ; et vous, où étiez-vous si ce n’est pas indiscret ?

Elle était là… Dans ce qui ressemble au Cri de Munch…

Un univers fantastique où l’on se perd à moins d’être concentré dans l’observation de l’image, sans aucune autre pensée ; le geste, rien que le geste ; comme un rituel.

Arsène aurait ajouté : J’aime les rituels.

C’est le moment de se relever.

Dr Fléchette : Ça va ?

Arsène en slip et chaussettes : Voulez-vous danser ?

Dr Fléchette : Pas pour l’instant.

Arsène se rhabille ; puis retrouve la docteure dans son cabinet à côté.

Dr Fléchette : Ça va toujours, vous êtes sûr ?

Arsène : Oui, très bien.

Dr Fléchette : Formidable !

Arsène : C’est vous qui êtes formidable !

Dr Fléchette : Ça, c’est gentil !

Arsène s’en va. Il marche vers le métro en pensant que c’est formidable quand les deux s’y mettent, le patient aussi. Les images positives servent à ça ; il faut juste en avoir.

Il avait vu la veille ce tableau d’Albert Marquet (1875-1947), La Seine à Poissy, 1908, au Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris ; le peintre est ami avec Matisse, solidaire des Fauves, passionné par la lumière et très discret : « Je ne sais ni écrire ni parler mais seulement peindre et dessiner. Regardez ce que je fais. Ou je suis arrivé à m’exprimer ou j’ai échoué. En ce cas, que vous me compreniez ou pas, par votre faute ou par la mienne, je ne peux pas faire plus. »

Arsène a été saisi par la lumière, c’est la première fois qu’une œuvre lui fait autant d’effet au bon moment : il est entré dans l’iceberg jusqu’à ce que Dr Fléchette le délivre, puis l’iceberg a disparu…

À un tout autre niveau de gravité, Le lambeau, de Philippe Lançon, livre qui nous plonge dans son retour à la vie après avoir eu la mâchoire fracassée lors des attentats de Charlie Hebdo, procède du même principe ; l’auteur convoque sur son lit d’hôpital, des morceaux choisis de sa bibliothèque, sa discothèque, pour aller vers l’indispensable légèreté.

L’infiltration d’Arsène illustre la possibilité, loin des guerres et autres attentats, de dépasser ce qui est seulement désagréable grâce à une sensation formidable.

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