Cash-Trash-Dif’

Elle danse sur le camion au milieu des ballons ; ses jambes, ses bras, on dirait des lianes ; sa bouche s’ouvre, une fleur, à l’adresse d’un producteur, qui serait gentil, même si elle sait, mais s’en souvient-elle dans sa danse, qu’elle n’est pas venue pour ça…

Qu’importe sa vraie raison, officielle, la même que pour la location du camion, les banderoles autour, les chants, la foule, la fumée des merguez…

Du moment qu’on a une raison de venir, il faut venir ; pour résister !

Dans la foule, Arsène retrouve Minidoc, un pote qu’il voit surtout aux manifs, devant un stand de merguez avec des oignons frits.

©Camille Perrière

Arsène : Les merguez sont aux manifs ce que le soleil est à la plage, indispensables ; chacun se souvient : « Sous les pavés, la plage ».

Minidoc : Slogan pour rêver d’une autre société, du droit à la paresse.

Arsène : Cette société, pour la découvrir, faut-il trouver la bonne plage ?

Minidoc: Nous sommes cette autre société.

Arsène : Comment ça, nous ?

Minidoc : Au IIIe siècle, Dacien, préfet de Rome, condamne le pape Sixte II à mort, puis il ordonne au diacre Laurent, d’apporter à son palais le trésor de l’église…

La fille continue à danser sur le camion ; Arsène rêve.

Minidoc : Laurent a vendu le trésor, distribué l’argent au peuple, sur les conseils du pape, et vient, avec ce peuple, devant les grilles du palais…

Arsène : Je suppose que le préfet adore…

Minidoc : Il fait fouetter Laurent et ordonne de le griller vif…

Arsène : C’est à vous dégoûter des merguez !

Minidoc : Avant de mourir, Laurent dit au bourreau :               « Voici, misérable, que tu as rôti un côté ; retourne l’autre  et mange ».

Arsène : Respect !

Minidoc : Il est devenu patron des rôtisseurs, du coup l’autre sujet, essentiel, passe à l’as.

Arsène : Eh oui, Il faut être ensemble, vraiment ensemble, pour obliger le pouvoir à avoir de la tenue.

Minidoc : Eh oui, ensemble, pas juste les uns à côté des autres.

Arsène : En nous parlant dès que ça se présente…

Minidoc : Ça se présente tout le temps ; dans la rue, pas seulement ici…

Arsène : Quand il ne se passe rien ou peu de choses…

Minidoc : Au travail, devant la machine à café, s’il en reste une, et pendant la réunion, où si l’on s’écoute, on va en tirer autre chose que la dernière fois…

Arsène : Chez le boulanger, quand la cliente devant hésite sur le pain à prendre, le client derrière lui donne des idées…

Minidoc : À la plage ou sur les sentiers côtiers…

Arsène : Sur les aires d’autoroutes…

Minidoc : Dans le métro, sur le quai, dans les rames…

Arsène : Dans les musées où le règlement n’interdit pas de se parler devant les œuvres…

Minidoc : Et même, on peut le transgresser !

Arsène : Dès que tu parles, tu perces le silence de l’indifférence…

Minidoc : Le silence dans l’ascenseur, passe encore, sauf quand il tombe en panne…

Arsène : Dans La vie devant soi, le roman de Romain Gary,      il n’y a pas d’ascenseur…

Minidoc : Juste un immeuble où en guise de règlement de copropriété, il y a l’entraide à tous les étages !

Arsène : Si tout le monde pouvait lire ce livre…

Sur le camion, la fille ne danse plus, elle lance des tracts avec les mots d’ordre du syndicat ; elle aurait préféré lancer son numéro de téléphone à cet homme qui la regardait tout  à l’heure ; il avait l’air gentil. La manif avance sur le boulevard Saint Germain, entre le café Le Flore et Lipp.

Arsène : Chez Lipp, l’horloge avait 7 mn d’avance pour que les députés, très bons clients, n’arrivent pas en retard à l’Assemblée…

Minidoc : Lipp a créé sa réputation d’une manière très           « parisienne » ; en début de soirée, un couple lambda, entrait, ou n’entrait pas, selon que ce qu’ils dégageaient       « allaient » avec les tables où le maître d’hôtel pouvait les installer…

Arsène : Bourdieu s’est fait remarquer en écrivant               La distinction

Minidoc : En être ou ne pas en être !

Arsène : À la manif, on en est tout de suite ; il suffit de venir…

Minidoc : Pour être compté !

Arsène : Chez Lipp, Albert Cossery avait son rond de serviette ; il y a un écho poétique au droit à la paresse dans son roman, Les fainéants de la vallée fertile.

Minidoc : Quel dommage qu’aucune banderole ne le mentionne !

Arsène : Regarde, Shakespeare s’est inscrit à l’atelier slogan !

©BDB

Minidoc : Benjamin Constant aussi !

©BDB

Arsène : C’est bien qu’ils participent ; ils écrivent bien !

Minidoc : Regarde cette pancarte !

©BDB

Arsène : Elle a l’air binaire, mais seulement l’air.

Minidoc : Le Club Med n’est supportable qu’avec Les Bronzés !

Arsène : Je bosse parfois au Père La Chaise.

Minidoc : Fossoyeur ?

Arsène : Non, je passe après, le trou est bouché ; sur la tombe, un nom… S’il est connu, je demande au groupe ce que leur inspire Desproges, Bashung, Le Mur des Fédérés, Mouloudji…

Minidoc : Tu as raison, si le Club Med est aux vacances ce que le micro ondes est à la cuisine, le cimetière est ouvert à ceux qui font juste un tour et aux autres qui restent allongés après la fermeture ; bref, c’est pas si simple !

Sur le camion, la fille danse à nouveau, l’homme qui la regardait est monté ; il la prend en photo.

Arsène : Elle danse encore mieux que tout à l’heure, son corps nous invite dans la jungle…

Minidoc : Que lui a-t-il dit ?

Arsène : Ce qu’on aurait voulu lu dire !

Une camionnette à saucisses arrive sur le bord du boulevard et ouvre son guichet ; il ne vend pas des merguez mais des Francfort, avec de la moutarde ; elles sont chaudes. Arsène s’approche.

Arsène : Je vous ai vu à Bastille à la 3e manif.

Le vendeur : Oui, j’étais sur la place.

Arsène : Je vous avais acheté une saucisse.

Le vendeur : Et aujourd’hui ?

Arsène : Non merci, je n’ai pas faim.

Le vendeur : La prochaine fois.

Arsène : Oui.

Il rejoint Minidoc.

Arsène : Le vendeur m’a dit « À la prochaine fois ! » ; jusqu’à quand y aura-t-il des prochaines fois ?

Minidoc : Avant de déprimer complètement, allons boire une bière !

Arsène : T’as raison !

C’est toujours comme ça qu’ils quittent les manifs. Dans la rue qui mène au café, ils voient une phrase sur un mur :

©BDB

Attirée par leurs regards, une femme lit la phrase.

Arsène : Alors ?

La femme : Je trouve ça vulgaire, facile.

Arsène : Facile ? Il fallait y penser quand même !

Une femme plus âgée passe ; Minidoc lui demande ce qu’elle en pense.

La femme plus âgée : C’est trash, c’est cash !

La femme : Je suis cash, pas trash !

La femme plus âgée : Mais c’est comme ça qu’on fait des enfants…

Arsène et Minidoc leur proposent d’aller boire un verre. Ce sera une Brooklyn pression, au Brooklyn, à l’angle de la rue Lagrange et de la rue de l’Hôtel Colbert.

Ils trinquent : Cash-trash-pas-trash !

Ils répètent à tour de rôle la formule de plus en plus vite…

En rentrant chez lui, Arsène repense au martyr de Saint Laurent, du trash au IIIe siècle, du trash différé, autrement dit, cash-trash-dif’ !

 

 

 

 

 

 

  1. Arsène et Minidoc copains de manif et surtout bons observateurs des situations banales ou non. C’est vrai que les gens qui mettent une plombe à commander dans une boulangerie, on a envie de les aider pour que ça aille plus vite. Ou de les frapper pour que ça aille encore plus vite. C’est selon, ça peut même se terminer devant une Brooklin !

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