Mais là, où est l’effort ?

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Dans la rue, un type a un vieux manteau sur lui, il ne bouge pas ; attend-il quelque chose ? Non, il a tout son temps ; l’après-midi est déjà bien avancé ; avancé, qu’est-ce que ça veut dire ?

Rien pour lui ; son manteau est assez chaud pour aujourd’hui, car il ne fait pas très froid, ressent-il ; ressentir, il sait faire ; c’est utile.

Un autre type en manteau, bien meilleur état celui-là, beau même, lui dit parfois sa femme, se retrouve devant un autre homme encore, en manteau, plutôt une robe de chambre, manteau d’intérieur, dirait avec ironie, le type dans la rue, qui ne sait plus ce qu’intérieur veut dire…

La robe de chambre est célèbre ; en bronze. C’est la statue de Balzac, réalisée par Rodin à la fin du XIXe siècle, installée sur le terre-plein du boulevard Raspail, en retrait du carrefour Vavin, en 1939.

Au début d’Une saison en enfer, Rimbaud écrit : « Un soir, j’ai assis la Beauté sur mes genoux. – Et je l’ai trouvée amère. – Et je l’ai injuriée. »

L’homme qui regarde la statue, s’il partait en week-end, avec sa femme, demanderait-il à son père, qui ressemble au Balzac de Rodin, de s’occuper de sa fille de 5 ans qu’il appelle « ma beauté » ?

La Beauté n’est pas le sujet de Rodin, qui explore la sensibilité ; qui imagine à quoi ressemble Balzac en pleine nuit quand il se lève pour écrire…

Rodin ne rend pas hommage – c’est là le problème – alors que c’est ce que veut la Société des Gens de Lettres, présidée par Zola, qui lui commande un hommage sculpté.

Rodin fait, comme fera plus tard François Truffaut : « Je dis toujours oui au producteur, après je fais ce que je veux ».

La gloire de Balzac, Rodin l’installe-t-il sur ses genoux pour l’injurier ?

Non, il s’en débarrasse pour aller au-delà ; pour nous montrer la voie à suivre, pour nous intéresser, comme Balzac l’a fait, à La Comédie Humaine ; dépasser la monstruosité de l’autre ; accepter la vibration silencieuse de la vie, la nuit.

Rodin, son art est difficile à recevoir en pleine gueule pour l’homme en manteau qui depuis un moment, regarde la statue ; soudain son imaginaire se réveille : il arrive à 5 h du matin à la porte du Balzac de Rodin.

Balzac de Rodin : Ah, c’est toi ; ça va ?

L’homme en beau manteau : C’est ma fille.

Balzac de Rodin : Qu’est-ce qu’elle a ta fille ?

L’homme en beau manteau : Elle va être toute seule le week-end qui vient ; tu peux la garder ?

Balzac de Rodin : Oui ; tu veux un café ?

L’homme en beau manteau : Merci.

Balzac de Rodin lui sert une tasse de café.

Dans la rue, l’homme en vieux manteau vient de l’ouvrir car le soleil chauffe, maintenant ; l’homme en beau manteau arrive ; il habite là ; il lui donne une pièce, puis il monte chez lui ; arrivé devant sa porte, il redescend ; il va voir l’homme en vieux manteau dans la rue.

L’homme en beau manteau : Faut que je vous dise, je viens de voir la statue de Balzac…

L’homme en vieux manteau : Ah oui, par Rodin.

L’homme en beau manteau : Vous la connaissez ?

L’homme en vieux manteau : Oui.

Les deux hommes restent en silence

L’homme en vieux manteau : Vous êtes redescendu juste pour me dire ça ?

L’homme en beau manteau : Oui.

L’homme en vieux manteau : C’est gentil ; pourquoi ne pas me l’avoir dit avant de monter ?

L’homme en beau manteau : Si je savais…

L’homme en vieux manteau : Moi j’évite les efforts inutiles, donc je l’aurais dit tout de suite.

L’homme en beau manteau : Je ne suis pas sûr que cet aller-retour soit inutile.

L’homme en vieux manteau : Cette sculpture, je m’en souviens ; c’était l’époque où je travaillais au Sélect.

L’homme en beau manteau : Je connais le Sélect.

L’homme en vieux manteau : Et Balzac, ça vous a plu ?

L’homme en beau manteau : Oui. J’ai imaginé que j’allais chez lui tel que Rodin le voit, en pleine nuit, pour lui demander de garder ma fille…

L’homme en vieux manteau : La petite de 5 ans ?

L’homme en beau manteau : C’est vrai, vous la voyez souvent.

L’homme en vieux manteau : Oui, elle me connaît, on rigole ensemble. Je peux vous la garder, votre petite, si vous me laisser votre appartement.

L’homme en beau manteau : C’est gentil, j’ai juste imaginé… C’est son grand-père qui la garde, à chaque fois.

L’homme en vieux manteau : Au cas où son grand-père n’est pas libre ; vous pouvez compter sur moi…

L’homme en beau manteau : Merci. Bonne fin de journée !

L’homme en vieux manteau : De même !

L’homme qui habite là rentre chez lui. Dehors, ça commence à fraîchir, l’homme dans la rue ferme son manteau.

La formule de Robert Filliou « L’art est ce qui rend la vie plus intéressante que l’art » jaillit dans l’esprit de l’homme qui habite là ; que va-t-il faire de la proposition de l’homme en vieux manteau, dans la rue ?

En parler à sa femme, à ses amis, collègues, voisins, au café, à sa fille de 5 ans, qui en parlera sans doute à son grand-père…

La remarque de l’homme en vieux manteau, dans la rue, le hante : « J’évite les efforts inutiles » ; oui… Mais là, où est l’effort ?

 

 

 

 

 

 

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