Jusqu’à trouver la bonne !

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Dans la pièce où Arsène travaille, la lampe éclaire, mais elle aveugle ; il cherche une solution, la trouve dans la cuisine en regardant le chinois suspendu ; il l’installe au dessus de l’ampoule, le coince entre deux solives : ça tient !

Tandis qu’il regarde le résultat, ça sonne : son ami Cinvent est à la porte.

Arsène : Tu tombes bien, viens.

Cinvent voit la lampe et ne dit rien.

Arsène : Rien ?

Cinvent : Toi, ça t’inspire…

Arsène : C’est un Ready-Made !

Cinvent : Un Ready Made in China !

Arsène : Tu sais pourquoi ça s’appelle un chinois ?

Cinvent : Un pâtissier qui avait du mal à prononcer le nom d’un gâteau allemand aurait dit « de toutes façons pour moi c’est du chinois »…

Arsène : Donc tu le sais ! L’esprit du Ready-Made plane ailleurs, c’est le déplacement d’un objet manufacturé vers les lieux dédiés à l’art.

Cinvent : Il se déplace comment l’objet ?

Arsène : Duchamp prend un urinoir fabriqué par la manufacture Robert Mutt, l’installe sur un socle, le nomme Fountain, le signe « R. Mutt », et le présente à l’exposition des Artistes Indépendants, à New-York, en 1917.

Cinvent : Ça me donne envie de pisser.

Arsène : Au fond du couloir, gauche, droite.

Cinvent pisse la porte ouverte : Cette exposition prétend être très ouverte, ne pas avoir de règles… Duchamp a l’intuition géniale de jouer avec l’« absence » de règles.

Arsène : Il y a ceux qui pissent ou parlent, toi et moi faisons partie de la catégorie de ceux qui pissent et parlent.

Cinvent : C’est la première fois que je pisse après avoir vu une photo d’urinoir !

Arsène : Les Artistes Indépendants se fâchent, retirent Fountain ; c’est jouissif pour Duchamp, ce refus est sa meilleure pub !

Cinvent : Ça c’est sûr ! Et toi, de quoi jouis-tu avec ton chinois ?

Arsène : Il prenait la poussière ; soudain je le contemple ; Duchamp réveille mon regard. J’entre en Chine.

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Cinvent : L’effet est psychédélique !

Arsène : La Fountain ne s’est pas tarie, d’autres Ready-Made ont jailli…

Cinvent : Le fameux porte-bouteilles ! Dans son garage, un type pose ses bouteilles vides par terre, pour rêver devant le porte-bouteilles avant de s’en servir.

Arsène : Porte-bouteilles que Duchamp achète au BHV, en 1914 ; c’est le premier Ready-Made.

Cinvent : Le type plane tellement devant son porte-bouteilles que sa femme, qui s’étonne et même s’inquiète de ne pas le voir revenir au salon, va vers le garage, pousse la porte et voit son mari extasié, comprend ce qu’il ressent, elle l’aime, et dit : « C’est merveilleux ! ».

Arsène : Oui, c’est merveilleux ! Le Ready-Made permet au regardeur d’exister sans que le monde de l’art ne lui impose l’admiration (ou le rejet) ; nous regardons, très souvent, des quantités de choses que nous transformons en autre chose ; nous recyclons !

Cinvent : C’est vrai, nous recyclons, même si le Ready-Made produit l’inverse : le recyclage transforme un déchet en un objet utile ; le Ready-Made, transforme un objet utile en un objet d’admiration.

Arsène : Admirer est-il utile ?

Cinvent : Ne pas admirer provoque des lésions irréversibles ce qui, sans le prouver, incite à penser qu’admirer est utile !

Arsène : Le malentendu avec le Ready-Made vient de son nom « prêt-fait »…

Cinvent : Laissons les  représentants de la République à l’écart !

Arsène : Qu’est-ce qui est prêt ?

Cinvent : Qu’est-ce qui est fait ?

Arsène : L’objet est prêt à s’allumer dans l’œil du regardeur, qui « fait » le moment venu – Quoi ? Mystère ! – même si contrairement au « Tout est art ! » de Ben, eh bien non – et on s’en fout ! – il ne s’agit pas de se gargariser d’art, mais de vivre, sans y mettre des mots, ce que notre regard invente !

Cinvent : L’erreur c’est que les Ready-Made soient installés dans les musées !

Arsène : Dans les musées on regarde, Duchamp voulait ouvrir le regard, ce n’est donc pas aberrant, mais normalement, quand on a regardé des œuvres d’art dans un musée, une fois dehors, on devrait continuer à regarder, au lieu de dire que la rue est sale, pleine de crottes de chiens, de papiers qui traînent…

Cinvent : Cette crotte posée sur des copeaux comme un œuf sur un nid, séduit par ses couleurs chaudes…

Arsène : Il y a une harmonie.

Cinvent : Après l’urinoir, la crotte, on communie sous les deux espèces !

Arsène : Il ne reste plus qu’à traîner parmi les papiers, les crottes, devenir des chiens, sans laisses…

Cinvent : Les flairer jusqu’à trouver la bonne !

Arsène : Lui donnerons-nous un nom ?

Cinvent : Ready-Merde

Arsène : Certains trouveront ça dégueulasse…

Cinvent : Alors que c’est un hommage !

Arsène : Qui n’a rien à voir avec la Merde d’Artiste de Manzoni, créée en 1961 ; 90 boites de conserves numérotées dans lesquelles il y a 30 g de ses propres excréments ; lui aussi était sous influence du Ready-Made, mais est-ce encore un Ready-Made ?

Cinvent : Non, il n’a pas acheté une boîte de conserve, il a produit ses propres conserves.

Arsène : C’est le cas de le dire !

Cinvent : Notre hommage est une invitation à regarder la merde, pas juste à se rappeler que l’artiste, comme tout le monde en produit ; et s’il ne se contente pas de ça, c’est encore mieux !

Arsène : Arrêtons-nous sur le regard ; ça fait du bien de regarder…

Cinvent : Le chinois nous ouvre les yeux !

Arsène : Tu vois, quand tu veux !

 

 

 

  1. et puis ils sont très « duchampiens » ces jeux avec les mots , plein de poésie aussi. Quel bonheur de les lire. Soisette

  2. Duchamp a révolutionné le regard sur l’art, la Fondation du Doute à Blois, Ben et Fluxus lui ont emboîté le pas. C’est la transgression seule qui nous fait grandir… Y a-t-il du rab de transgression ? J’ai encore faim…

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