Il y a un temps pour tout

Il est toujours contre le mur, à côté de la boulangerie, habillé en guenilles, une allure de fantôme, pourtant quelque chose cloche ; mais quoi ?

J’achète du pain, je ressors sans lui donner d’argent.

La première fois qu’on s’est parlé, quelques temps avant, il a pointé le ciel, me parlant de l’alpha et l’oméga, puis il a subitement traversé la rue.

Je l’ai pris pour un fou, sans avoir vu qu’il m’avait planté pour d’autres gens plus généreux, sur le trottoir d’en face !

Il ne demande jamais d’argent ; il est juste là ; il ne bouge pas, sauf pour une bonne raison ; il est malin, il a raison.

Un mois après l’alpha et l’oméga, je lui ai proposé une chemise, un pull, et un manteau ; il les a refusé poliment, puis il a ri ; la situation était comique, car je proposais les vêtements les uns après les autres, et toujours, il disait non ; tout aurait été plus simple si j’avais ri avec lui, mais je n’en étais pas encore là…

Un soir, je le croise sans qu’il me voie, sur le quai du métro,   à la correspondance ; son allure est tonique.

Son allure m’éloigne d’un pauvre hère pour rêver d’un acteur costumé de haillons cherchant à retrouver sa scène récemment désertée ; plus de lambeaux sur le dos, je vois ses couleurs, les courbes de son vêtements dont les failles m’embarquent ailleurs, dans un gouffre…

Vais-je progresser longtemps dans cette faille ? La rame dans laquelle je suis monté s’éloigne, mais mon voyage peut se poursuivre ailleurs, si je me laisse aller ; il s’agit de cela, uniquement de cela, se laisser aller vers l’infiniment différent…

J’ose lui faire part, quelques jours plus tard, de ma surprise, l’autre soir dans le métro, à propos de son tonus, sans lui dire à quoi il m’a fait penser ; il me confie qu’il a une grande force mentale ; je lui donne de l’argent.

Récemment, je l’ai vu en pantalon noir, haut de survêtement noir, baskets blanches.

Je lui ai parlé de son changement de tenue ; de son allure ; et comme si tout cela allait à l’encontre de sa présence ici,      je lui ai demandé : « Pourquoi êtes-vous dans la rue ? ».

Claus Drexel, dans son sublime documentaire, Au bord du monde, sorti en 2014, rencontre des sdf la nuit ; il leur demande d’abord : « Comment allez-vous ? ». C’est la moindre des politesses, évidemment.

L’homme habillé en noir et basket blanches me répond, avec le sourire : « Il y a un temps pour tout ».

Je laisse tourner sa phrase dans ma tête, kaléidoscope de rock’n’roll, et je tombe sur cette chanson des Byrds, inspiré de la Bible, livre de l’Ecclésiaste, cet homme qui s’adresse à la foule et qui dit qu’il y a un temps pour vivre, faire la paix, aimer, haïr, faire la guerre, mourir…

L’homme contre le mur ne s’adresse à personne, mais, tôt ou tard, tout le monde finira par s’adresser à lui…

 

 

 

 

 

 

 

  1. Excellente chronique qui fait beaucoup réfléchir. Un beau personnage qui n’est jamais là où on l’attend, ce n’est pas si fréquent. Et cette juste référence à ce documentaire « au bord du monde » qui rend leur dignité aux personnes dans la rue : pas un acronyme (SDF) mais une personne.

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