Et Klein créa la femme pinceau

« Un jour, j’ai compris que mes mains, mes outils de travail pour manier la couleur ne suffisaient plus. C’était le modèle lui-même qu’il me fallait pour peindre la toile monochrome… Non, ce n’était pas de la folie érotique ! C’était encore plus beau. J’ai jeté une grande toile blanche par terre, j’ai vidé au milieu vingt kilos de bleu et le modèle s’est littéralement rué dedans ; elle a peint le tableau en se roulant sur la surface de la toile dans tous les sens, avec son corps. Je dirigeais l’opération debout… » écrit Yves Klein en 1958.

 

Grande Anthropophagie Bleue, Hommage à Tennessee Williams, 1960, conservée au Musée National d’Art Moderne, autrement dit Beaubourg, nous parle de cette ruade du modèle.

 

Cette peinture nous hurle le présent : énergie, lutte, la vie actuelle de l’hôpital ; fatigue extrême de tous ceux atteints par le COVID 19 qui sont cloués au lit – la violence de ce tableau avec les empreintes de corps les bras en l’air, les plumes qui volent sur les côtés, est exténuante ; et ceux qui craquent, se fissurent, se roulent par terre, se jettent contre les murs, confinés trop à la dure – comme le modèle.

 

Klein s’inspire de la pièce de Tennessee Williams Soudain l’été dernier, où un jeune musicien est mis en charpie et mangé par une bande d’ados. Le corps du modèle n’est pas mangé par la toile Grande Anthropophagie Bleue, Hommage à Tennessee Williams, mais il y laisse sa trace, les empreintes de sa lutte…

 

Né en 1928, Klein marque l’histoire de l’art contemporain avec « Les Femmes Pinceaux » : le 9 mars 1960 à la Galerie Internationale d’Art Contemporain, 253, rue Saint Honoré, il convie 100 invités à un événement.

 

Une vidéo nous donne le ton (1), au propre comme au figuré : tandis que les modèles nus évoluent sous sa direction au milieu des seaux de peinture bleu outremer, le futur YKB (2), afin de poser l’empreinte de leur ventre, seins, cuisses, poils de pubis, sur les papiers blancs déroulés au sol et sur les murs, un orchestre joue une partition mono ton ; monochrome, mono ton !

 

La tension monte pendant 40 minutes, les 20 premières avec le son d’une note jouée par neuf musiciens, les 20 suivantes dans le silence ; l’histoire de l’art entre dans un tourbillon… Pierre Restany, critique d’art, caution intellectuelle de l’artiste, théorise le « geste » du peintre dans un discours sur l’empreinte, et nomme les peintures : « Anthropométrie de l’époque bleue ». (3)

 

Grande Anthropophagie Bleue, Hommage à Tennessee Williams est sur le même principe, même si la différence est nette : ruades du modèle à l’inverse des gestes très appliqués des « femmes pinceaux » de l’événement, leur précision amplifiant la charge poétique.

 

La même année, Klein lance avec Restany et d’autres artistes dont Arman, Raysse, Villeglé, Hains, Tinguely, le mouvement Les Nouveaux Réalistes ; leur Manifeste envisage de               « Nouvelles approches perceptives du réel ».

 

Confinés jusqu’au 11 mai, le pays à l’arrêt, notre réalité change, notre façon de la percevoir aussi. Bruno Latour, sociologue et philosophe, a écrit un article sur l’après- confinement ; il prévient que cela peut sembler déplacé, obscène, de réfléchir à la suite alors qu’on n’en n’est pas sorti, et que des gens meurent… Son article est passionnant ; les six questions qu’il pose sont très stimulantes (4).

 

(1) Lien pour voir la vidéo, en cliquant sur celle du bas, avec le visage de la jolie femme aux boucles d’oreilles : http://www.yvesklein.com/fr/articles/view/12/les-pinceaux-vivants/

 

(2) YKB : le Yves Klein Bleue est un procédé déposé à l’INPI, le 19 mai 1960, par lui ; il associe le bleu outremer synthétique à un liant choisi avec l’aide de Édouard Adam, marchand de couleurs. Personne ne peut déposer une teinte, mais un produit obtenu avec le pigment et le liant, si ; Klein est malin !

 

(3) Le peintre George Mathieu, chef de file de l’abstraction lyrique, que détestaient Klein et les futurs Nouveaux Réalistes, intervient : « Va pour le discours, mais où est l’art dans tout ça ? » Klein réplique : « L’art, c’est la santé ! ». Les rires fusent, Mathieu a perdu, il s’en va furieux. Lui et Klein sont concurrents : Mathieu se jetait sur sa toile lors de HappeningS complètement dingues, dont il a inventé le genre. Il ne prend pas Klein au sérieux ; il a tort.

 

(4) Lien pour lire l’article (il faut créer un compte pour avoir accès gratuitement à 3 articles / mois de la revue AOC) https://aoc.media/opinion/2020/03/29/imaginer-les-gestes-barrieres-contre-le-retour-a-la-production-davant-crise/

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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