Donner accès à ça
Au Louvre, avec un groupe d’Américains, nous venons de regarder la Victoire de Samothrace, chef-d’œuvre d’art grecque hellénistique (IIe siècle av JC) ; elle avait failli se retrouver sous la pyramide, en tête de gondole du musée…
Je montre l’attitude tonique de la Victoire, la hanche en avant ; sur mon conseil, certains l’imitent, pour bien vivre la différence entre cette position prête au combat et celle de la Vénus de Milo, qui nous attend à proximité, dont le déhanché dit la détente.
Non, dit la Vénus, je ne suis pas de victoire aujourd’hui, darling, je t’invite à me suivre dans ma défaite, faite de sens en fête…
Soudain une jeune femme américaine nous aborde ; elle a l’air perdu : where is Nike ?
Je ne sais pas quoi dire, tellement c’est énorme…
Le groupe comprend tout de suite, on avait parlé de l’aventure du logo juste avant : en 1971, Carolyn Davidson, étudiante en design, réalise le fameux « Swoosh » qui symbolise l’aile de la déesse de la victoire Niké.
Un des clients, Nike aux pieds, montre une chaussure à la jeune femme : Nike is here !
Un autre ajoute, souriant, montrant les siennes : I don’t know any other Nike but mine !
La femme nous regarde : Please, tell me where is Nike.
Je lui demande : Nike or Niké ?
Ça fait tilt dans sa tête : So, when you hold your shoes above your head, you feel like art, do you ?
Ce serait le moment d’un bon « dream on, baby » mais parfois, les choses vont mieux sans les dire !
Chacun enlève ses chaussures, Nike ou pas, les brandit au-dessus de sa tête dans la position de la Victoire ; on rit, elle aussi, tout le monde s’arrête, nous prend en photo.
Un gardien qui vient d’arriver, nous demande si nous avons mal aux pieds.
La jeune femme américaine me glisse à l’oreille : Where is Nike is fun !
Je lui réponds : Victory Wing (le nom anglais de l’œuvre) is not just funny, and even more, not funny at all.
Elle me regarde : Yes my dear, but today, with your group bare foot, it was like a joke and a good one !
Je la laisse partir vers l’escalier qui mène à la Victoire de Samothrace ; le groupe a envie de la suivre…
Elle monte les marches désertées. L’œuvre est totale, jamais la muséographie n’a tenu autant ses promesses ; dans la lumière, on dirait une tragédienne revisitée par la danseuse Loïe Fuller.
Et si la « victoire » était de donner accès à ça.
Il y a toujours un aspect invisible, dans l’art comme dans la plupart des choses, écriture, cinéma, discours politique, motion de censure, décret ou ordonnance….
Heureusement parfois le « hasard » (ce non évènement dont c’est le nom parce qu’on ne sait pas comment l’appeler autrement) nous le met directement sous les yeux….
Parfois chance, parfois malchance…
J’avais une collègue qui a appelé sa fille Victoire, pourtant elle n’était pas de Samothrace !
Bravo Bruno ! Je te reconnais bien là.