Cette cuisse donne des ailes

En 1971, juste avant le vernissage de la rétrospective que le Grand Palais consacre à Francis Bacon, son ancien amant Georges Dyer se suicide. L’artiste peindra plusieurs triptyques pour tenter d’exorciser son chagrin. Celui-ci est sans doute le plus puissant, le plus tragique, le plus abouti.

 

Tragique cela va sans dire. Puissant par l’effet qu’il nous fait. Abouti parce qu’en s’attardant devant et notamment sur le tableau de gauche, que voyons-nous ?

 

Ce triptyque faisait partie des peintures de l’exposition Bacon En toutes lettres, qui vient de se terminer à Beaubourg.

 

Georges Dyer est nu sur les toilettes. Les deux autres parties du triptyque nous disent que la mort est là : le sang craché dans le lavabo, l’ombre noire…

 

Comment Bacon peint-il ce corps replié sur lui-même ? Avec des courbes ! Cuisse, courbe ample ; genoux, virage en épingle à cheveux ; montée de la colline du dos, comme vers un col… La tête est toute petite, tombante.

 

Douce à l’œil, cette cuisse dit l’amour de Bacon pour son ancien amant ; cette cuisse, il l’a sûrement longuement caressée, regardée, embrassée.

 

Il est sur les toilettes, un endroit intime où le regard des autres ne va pas ; Bacon transgresse cette règle pour nous inviter à travers la « brutalité des faits » (1), à éprouver une sensation esthétique.

 

Duchamp avait eu l’idée fulgurante de Fountain, un urinoir posé à plat sur un socle, qui invitait les visiteurs de l’Armory Show, à New-York, en 1917, à regarder, contempler, ce qu’ils négligeaient jusqu’alors ; ce fut la révolution du regard.

 

Bacon va plus loin, s’il installe sur les toilettes Georges Dyer en perdition, son geste pictural est d’une infinie délicatesse.

 

Nous découvrons le luxe de la volupté de son art : cette cuisse donne des ailes.

 

(1) Entretiens avec Francis Bacon. David Sylvester. Editions Skyra. 1996

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