Touchez pas à l’homme blanc

Dans la vie les uns touchent parfois les autres qui préfèrent que les (H)uns s’abstiennent. Le club des toucheurs est très inférieur au reste de la population ; je suis membre de ce club. Bien sûr nous pouvons nous toucher sensiblement, sans pour autant nous toucher physiquement, la main, le bras, le flan, l’épaule, le crâne, ou si nous sommes assis, le genou ou la cuisse. Mais pourquoi nous toucher nous pose-t-il autant de problèmes ?

Ceux qui sont convaincus qu’une distance est nécessaire, considèrent qui les touchent comme des anormaux, des sauvages, des barbares, des Huns – ils avaient des manières abruptes, leurs victimes étaient vraiment touchées !

 

Mais si nous pouvons ne jamais nous toucher, en dehors des relations conjugales ou extra conjugales, admettons qu’en décidant que la norme est la distance, nous mettons au ban de la société ceux qui laissent aller leurs mains vers les autres lorsqu’ils ne peuvent refréner un élan. L’élan admis dans les relations humaines est celui des verres « tchin-tchin » ; nous trinquons rarement allongés, mais dès qu’on s’allonge…

 

Pendre son élan est indispensable pour sauter en hauteur, en longueur et au moment de l’impulsion nous donnons un à-coup ; les partisans de la distance considèrent les gestes des toucheurs comme des à-coups. Notre progression des uns vers les autres peut-elle se faire sans à-coups ? Je n’étais pas sûr de l’orthographe d’« à-coup » ; dans la définition du Robert il y a l’exemple « Les choses éclatantes, on ne les fait que par à-coups » de Marcel Proust ; Merci Marcel !

 

L’élan vers l’autre traduit l’éclat de notre bonheur de vivre un tel instant. Doit-on toucher l’autre à chaque fois que l’on est heureux avec lui ? Le plus souvent c’est parce qu’il est malheureux que l’homme cogne. Nous sommes plus timides dans la manifestation de notre joie que pour hurler qu’on s’emmerde !

 

Chaque fois que les uns touchent les autres, cela ne signifie pas forcément une joie intense, mais si déjà une joie moyenne se traduit par la main sur l’épaule, dans le dos, ou sur le bras, cela ne devrait pas être découragé par les partisans de la distance de sécurité ; indispensable sur la route, elle est dommageable dans nos relations humaines : nous avons besoin de nous toucher pour que nous toucher devienne naturel.

 

Imaginons l’heure de pointe dans le métro avec un mouvement général des uns pour se tasser et accueillir les autres qui arrivent, des fleurs dans les yeux à Saint-Lazare… C’est impossible me direz-vous ? Mais si, c’est possible : touchons-nous les uns les autres ! Comment ne pas penser à    « aimons-nous les uns les autres comme je vous ai aimé » ? Personne ne nous a touché le premier jusqu’à en mourir. Nos relations humaines par à-coups n’ont pas de martyrs. Peu importe ! Posons-nous la question : pourquoi se touche-t-on naturellement le soir sur les boulevards du Caire et s’engueule-t-on avec le même naturel à Paris pendant les gueuletons ?

 

Trouvons le moyen de toucher l’homme blanc afin qu’il ne pense plus dès qu’on l’effleure qu’on le prend pour un punching-ball. L’homme blanc est trop blanc ; peut-être a-t-il trop entendu sa mère lui dire quand il était petit « Vas pas dans la boue tu vas te salir, on voit bien que c’est pas toi qui nettoie ! ».

 

L’homme blanc a grandi, il est devenu costaud ; il demande à son pote de ne pas le toucher :

– Pourquoi me touches-tu tout le temps ?

– Parce que t’es costaud, si t’étais racho, je ne le ferais pas.

– Fais comme si j’étais racho.

 

Difficile de faire comme si, l’homme blanc est très costaud, plus costaud que son pote. L’homme blanc pourrait se dire que si l’esquive est le talent du boxeur pour éviter les coups qui font mal, il y a en dehors du ring des mains qui font du bien aux bras ou aux épaules qu’elles touchent ; les accueillir revient à ne pas esquiver le style de l’autre.

 

Au risque d’en prendre une, paraphrasons Léo Ferré : « Ton style c’est ton coup et ton coup c’est ton cœur ». Ferré chante vraiment « Ton style c’est ton cul… » ; si l’on prend l’habitude de se toucher le cul tout de suite cela va dégénérer ; commençons par nous toucher le bras, l’épaule. À côté du cul, cela semble cul-cul, mais l’essentiel est de nous toucher sans perdre une seconde, nous avons déjà perdu beaucoup de temps…

 

Touchez pas à la femme blanche est un western de Marco Ferreri, tourné dans le trou des Halles, pour utiliser le temps du chantier à autre chose de moins politique, la vie de la cité, mais de plus poétique, la manière de vivre autrement dans un trou. Se toucher est-il une manière de vivre autrement ? Si nous considérons que se toucher devient la norme, n’en déplaise aux intouchables de tout poils, la question se renverse : ne pas se toucher est-il une manière de vivre autrement ?

 

Lorsque nous sommes touchés par une œuvre d’art, tout se passe de manière invisible, d’autant plus invisible que l’œuvre nous touche profondément. Souvent certains d’entre nous déplorent qu’il soit impossible de toucher les sculptures dans les musées. Si nous prenons l’habitude de nous toucher plus souvent, nous qui ne sommes pas des œuvres d’art, nous serons beaucoup plus capables de jouir des sculptures à l’œil et non au toucher, étant donné que nous ne serons plus en manque de toucher.

 

Comme nous ne nous touchons pas assez, ni ne nous regardons, lorsque nous arrivons devant une sculpture, que nous ne devons pas toucher, mais que nous pouvons regarder autant que nous voulons, mais nous ne voulons pas beaucoup, nous souhaiterions la regarder juste un peu, la toucher de même, puis ce que nous avons au moins compris qu’il ne s’agit pas de la sentir.

 

Ne pas la sentir du tout, ne pas nous sentir assez ; en nous touchant, nous nous sentirons mieux. Les œuvres d’art ne sentent rien, mais si nous sommes touchés par elles à force de les regarder, elles nous entrainent à nous regarder entre vivants, et petit à petit, à nous rapprocher jusqu’à ce que toucher l’homme blanc devienne une évidence.

 

Bruno de Baecque

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