Le monstre décadenassé

La chronique Notre Dame des Cadenas se termine par une invitation à découvrir un angle de vue troublant sur la cathédrale, mais l’essentiel du trouble vient d’ailleurs.

 

Sur le pont de l’Archevêché, la formule célèbre de Marcel Duchamp s’applique à la lettre : « C’est le regardeur qui fait l’œuvre. » Qui d’autre que lui, libéré de ses obligations cadenassières, peut-il sentir l’essence poétique qui fait une œuvre de ce tas de cadenas ?

Une œuvre, dit Malevitch, doit sortir de rien. Henri Maldiney, philosophe, précise qu’elle ne procède d’aucun étant, même d’un néant étant, mais du rien qu’elle ouvre.

 

Le tas de cadenas sort de rien d’autre que de l’accumulation de promesses scellées par les amoureux le temps d’un clic. Les cadenas sont, car les quincailliers ne vendent pas rien, mais cet étant ne constitue pas l’œuvre.

 

Non, elle prend la forme du monstre que cache la Ville de Paris en taillant dans le tas régulièrement comme le propriétaire taille sa haie.

 

Le monstre rend le pont infranchissable, envahi par des cadenas accrochés par grappes qui vont d’une rambarde à l’autre formant d’énormes tiges ponctuées d’initiales et de cœurs.

 

D’un côté du pont, des couples font la queue avec leur cadenas ; le couple arrivé au bord s’avance en se demandant comme dans une roulette russe de l’amour, si le pont va tenir…

 

La foule autour retient son souffle : va-t-elle entendre une fois encore le clic du cadenas, et applaudir le couple élu qui, parvenu à l’autre bout, s’éloigne heureux ; ou va-t-elle entendre le crac du pont qui s’écroule sous le poids de ce cadenas de trop, et voir les deux amants maudits engloutis dans la Seine en signe annonciateur de l’apocalypse touristique ?

 

A Rome, l’empereur distrayait la foule avec le spectacle des gladiateurs qui s’entretuaient. Aujourd’hui cette violence ne se montre plus, ce serait trop grave ; le tourisme n’a surtout pas été inventé pour être grave, mais pour que la foule se déplace de cadenas en cadenas, de clic en clac, comme dans la vieille pub bien connue « clic clac merci Kodak », car ce qui compte pour les touristes, c’est la photo des cadenas fermés.

 

Pour le regardeur, l’essentiel vient de l’ouverture de son œil qui lui rend visible le monstre décadenassé.

 

Bruno de Baecque

 

 

 

 

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