La tête dans les nuages
Tous ces nuages, devant et derrière son profil, je ne vois qu’eux chaque fois que je suis en face du portrait de Simonetta Vespucci, au musée Condé du Château de Chantilly ; ils sont autant de plans qui s’enfoncent dans la profondeur et me fascinent autant que le profil de la jeune femme…
Ce portrait est très connu, non des météorologues, mais des historiens d’art ; considéré comme le plus célèbre de la collection du Duc d’Aumale (1), il damne le pion à trois panneaux de Raphael, trois autres de Fra Angelico, au Massacre des Innocents de Poussin ; chapeau Piero di Cosimo, l’artiste qui le peint en 1480, à la fin du Quattrocento.
Il n’est pas le seul artiste à prendre la jeune femme comme modèle ; Botticelli l’immortalise dans La Naissance de Vénus.
Simonetta Cattaneo est une jeune aristocrate de Gênes ; mariée à Florence, vers 15 ans, à Marco Vespucci, cousin d’Amerigo Vespucci, navigateur européen, le premier à comprendre que les terres découvertes par Christophe Colomb font partie d’un nouveau continent.
Elle est l’une des femmes les plus célèbres de Florence ; belle, charmante, maitresse platonique du grand-duc de Toscane, Giulano de Médicis ; les nuages à côté…
Mais elle meurt à 23 ans d’une pneumonie ! Des milliers de florentins suivent l’enterrement de « la bella Simonetta », « la Sans pareille ». Boticelli, amoureux d’elle, demande à être enterré à ses pieds le moment venu ; il viendra 34 ans plus tard, en 1510.
Piero di Cosimo a 15 ans quand elle meurt, en 1476 ; il peint le tableau quatre ans plus tard. La brutalité de sa fin est soulignée par l’opposition entre le nuage noir et l’arbre mort devant elle, derrière les nuages sont plus clairs, l’arbre est en feuilles ; l’opposition entre les couleurs du châle et l’aspic noir…
Pas de nuages du tout serait plus conforme à notre idée moderne des jours heureux, mais les nuages donnent du volume, du rythme, à la peinture.
Cette succession noir/clair, mort/vie, rappelle, comme l’aspic qui se mord la queue, le cycle de la vie selon les philosophes néoplatoniciens de l’époque.
Plus tard, Apollinaire résumera ce cycle en un vers célèbre du Pont Mirabeau : « La joie venait toujours après la peine ».
Sa coiffure est sophistiquée avec les perles blanches, symbole de pureté ; ramassés en chignon, ses cheveux laissent de la place aux nuages, alors que les mèches libérées par Botticelli dans La Naissance de Vénus (2) prennent beaucoup d’espace ; chacun son style !
Le portrait de Simonetta Vespucci nous donne l’occasion, nos fenêtres ouvertes, de regarder les nuages qui passent et si le vent est d’ouest, d’avoir une pensée pour son cousin par alliance…
(1) Le Duc d’Aumale, 5ème fils de Louis-Philippe, n’a rien trouvé de mieux pour se faire remarquer que d’attaquer la Smala d’Abdelkader, en l’absence de son chef et de ses soldats, en 1843. Par ailleurs, il était un grand amateur d’art ; en 1897, il a légué sa collection à l’Institut, actuel propriétaire du Château de Chantilly, à la condition que l’accrochage ne serait jamais modifié ; le musée Condé est donc le seul endroit en France où l’on peut voir encore des tableaux accrochés à touche-touche, ce qui donne une impression d’immersion !
Un lien pour se faire une idée : https://www.google.com/search?q=mus%C3%A9e+cond%C3%A9+chantilly&tbm=isch&source=iu&ictx=1&fir=JFFtX59weCqvVM%253A%252C3xBYr-VF0pqxYM%252C_&vet=1&usg=K__3LTJrtBfzJyYw0oUaxajsrX06g%3D&sa=X&ved=2ahUKEwi7wK3yysnoAhUBrxoKHQxwAHQQuqIBMBN6BAgXEAY&biw=1225&bih=682#imgrc=tf8AhtkFYRQMaM
(2) Botticelli, comme Piero da Cosimo, l’a représenté après sa mort ; ce tableau date de 1485, il est conservé à la Galerie des Offices à Florence.
Lien pour le voir : https://artsandculture.google.com/asset/the-birth-of-venus/MQEeq50LABEBVg?hl=fr