Ivre de voir

« Il faut être toujours ivre, tout est là ; c’est l’unique question. Pour ne pas sentir l’horrible fardeau du temps qui brise vos épaules et vous penche vers la terre, il faut vous enivrer sans trêve. Mais de quoi ? De vin, de poésie, ou de vertu à votre guise, mais enivrez-vous ! » écrit Baudelaire dans le Spleen de Paris (1).

 

« L’abus d’alcool est dangereux, consommez avec modération » est la réponse de la loi Évin, votée en 1991.

 

« L’abus de poésie est dangereux, lisez avec modération » ne figure sur aucune couverture de recueil de poèmes ; et pourtant : « Il n’est pas bon que tout le monde lise les pages qui vont suivre ; quelques uns seuls savoureront ce fruit amer sans danger. » (2)

 

L’ivresse poétique jaillit en voyant un chef-d’œuvre, les formes dessinées par le vent dans un champs de lin en Normandie, le ciel se déchirer avant un orage à Saint-Germain-des-Prés, les muscles des purs-sangs vibrer lors d’une course de trot attelé à Vincennes, lorsqu’on est au milieu d’eux, invité sur un sulky…

 

S’enivrer de vertus ? André Comte-Sponville a écrit Petit Traité des Grandes Vertus ; il les passe en revue : « La tempérance […] c’est la prudence appliquée aux plaisirs : il s’agit de jouir le plus possible, le mieux possible, mais par une intensification de la sensation ou de la conscience, et non par la multiplication indéfinie de ses objets. »

 

Sensation bonne ou mauvaise, chante Bashung dans           Fan  « Quand je me sens mal c’est que j’vais bien / Parce qu’avant attention, j’sentais plus rien » ; toute la verve de Boris Bergman, son parolier fétiche, est dans ce vers (3).

 

Boire un verre pour diluer l’angoisse de passer à côté de ce que nous devrions voir ; mais ce conditionnel cache un vide : nous ne devons rien voir.

 

Nous voyons comme nous sommes ; alors, comment accepter d’être simplement nous-mêmes ? Ou doublement en dépassant la dose prescrite ?

 

Libre de vivre

Ivre de voir

Tout est là

 

(1) Poème XXXIII

 

(2) Ces paroles de l’auteur, le comte de Lautréamont, avertissent le lecteur dès le début du chapitre 1 des Chants de Maldoror.

 

(3) https://www.youtube.com/watch?v=Xw38GN5n66E

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