Il est urgent qu’on se parle

Il vient de s’assoir sur le quai du métro, son skate à ses pieds, il a 16 ans. Un sdf l’engueule ; il a failli le faire tomber :

– Faut pas faire du skate ici, c’est dangereux !

– J’en fait pas si y a du monde, mai si y’a personne j’en fais.

– C’est trop dangereux !

– J’m’en bas les couilles !

– Merde c’est dangereux !

– J’m’en bas les couilles !

– Ça fait chier, merde !

– J’m’en bas les couilles !

Ça suffit. Je m’approche du skateur :

– J’espère que vos couilles sont solides, parce qu’à force de vous les battre, il ne va plus rester grand-chose.

 

Il ne répond rien. Le sdf s’est éloigné. Je vais le voir. Il me dit que c’est un abruti, je confirme, mais comme il a envie de retourner le voir, je l’en dissuade. Le sdf se calme, le métro arrive, le jeune monte dans une rame, moi dans une autre.

 

Au lieu de me poser d’inutiles questions sur l’état des couilles du jeune, je suis convaincu qu’il y a urgence à dépasser ce niveau zéro des relations humaines.

 

J’arrive dans l’escalator. Mes yeux tombent sur une bague au doigt de la main gauche de l’homme debout trois marches au-dessus. J’y vois le casque d’un guerrier et en dessous un visage protégé par un gros croisillon.

 

Je décide de lui parler :

– Il est très protégé le soldat de votre bague.

– C’est Dark Vador.

Comme je ne réagis pas immédiatement, il ajoute :

– Dark Vador, Star Wars, la guerre des étoiles.

Je me lance :

– Ok, Dark Vador, mais nous sommes sur l’escalator.

– Et alors ?

– Et alors il y a d’un côté votre bague Dark Vador, et de l’autre l’effet considérable qu’elle me fait. Je ne connais pas Dark Vador personnellement mais je sais que la Guerre des Étoiles a commencé depuis longtemps. Votre bague m’évoque un soldat très harnaché ; j’ai pris le risque de vous en faire part et si mon regard vous indiffère, c’est tant pis pour moi.

 

L’homme me regarde, nous sommes sortis de l’escalator, nous allons nous souhaiter une bonne journée, j’ajoute :

– Je suppose qu’il est rare qu’on vous parle ainsi de votre bague.

– C’est vrai ; bonne journée.

– Bonne journée.

 

Qu’est-ce que je cherche ? J’ai vu sa bague, je lui en ai parlé, j’ai assumé tous les risques, limités mais quand même. Pourquoi ai-je insisté lorsqu’il m’a répondu « Dark Vador » ? Parce qu’il m’a donné une réponse à une question que je ne lui posais pas.

 

Sa bague m’a évoqué l’univers du GIGN, avec le visage totalement masqué derrière une grille ; je ne pensais pas voir cela dans un bijou ; à quand le parfum Eau d’Assault ?

 

Dark Vador est au cinéma. Le GIGN est dans la cour, la cage d’escalier, sur le toit, quand plus rien ne va comme on veut… Mais qu’est-ce qu’on veut ?

 

Si l’on se parle dans l’escalator, ou ailleurs, en évitant les escales à tort et à travers, si l’on ne perd pas de vue que les uns n’ont pas toujours envie d’écouter, et les autres parfois rien à dire, si l’on se parle avec prudence de nos bagues, boucles d’oreilles, robes, vestes, chaussures, du titre du journal ou du livre qu’on lit, du slogan imprimé sur notre tee-shirt, si l’on échange quelques mots, sourires, même des rires, sur notre allure, au lieu d’aller à toute allure, lentement nous irons mieux.

 

J’aurais pu garder mon regard pour moi et penser « oh l’autre, elle craint sa bague ! » ; mon tempérament d’animateur du regard a été le plus fort et mon voisin d’escalator ne m’a pas dit          « je m’en bas les couilles de votre vision ! ».

 

Nous avons simplement vécu une alternative inédite et qui mérite d’être dite, à l’état d’urgence.

 

Bruno de Baecque

 

 

 

 

 

 

 

 

 

  1. oh oui …”si l’on ne perd pas de vue que les uns n’ont pas toujours envie d’écouter, et les autres parfois rien à dire, …si l’on échange quelques mots, sourires, même des rires, sur notre allure, au lieu d’aller à toute allure, lentement nous irons mieux”
    Merci

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