Heureux comme un têtard
Arsène arrive à la piscine. Il change de chaussures dans la salle des bancs, laisse ses affaires au vestiaire, passe à la douche, au pédiluve, longe le bassin, salue le maitre nageur.
Il lui soumet son problème d’arythmie, son cœur s’emballe trop vite, irrégulièrement. Le maitre nageur lui suggère de nager avec un tuba pour ne pas respirer trop brièvement en sortant la tête de l’eau, et ainsi être mieux oxygéné en respirant plus facilement.
Ils conviennent que cela peut provoquer une certaine ivresse, mais pas des profondeurs, qui serait dangereuse ; une ivresse de la surface plaisante Arsène. Le maitre nageur sourit.
Arsène met son bonnet, ajuste ses lunettes, rentre dans l’eau. Il fait quelques longueurs en crawl ; il y a un peu de monde dans le couloir.
C’est souvent perturbant, il faut changer de rythme ou de nage pour ne pas rentrer dans le nageur de devant – en dos crawlé on va moins vite…
Sinon il faut le dépasser en accélérant, mais ce n’est pas idéal avec l’arythmie.
Arsène est plutôt bon nageur ; il a fait de la compétition plus jeune, il adorait les relais, 100 m nage libre, ou 50 m ; il fallait tout donner sur une longueur, sans vraiment respirer…
Arsène a longtemps aimé le fractionné ; une bonne manière, sinon la meilleure, d’avoir de vraies sensations à la piscine, en accélérant en crawl sur une série de 50 m, entrecoupés de nage plus souple.
Mais aujourd’hui, quelque chose se passe, la présence des autres nageurs, nageuses, dans le couloir, les changements de rythme, ne lui font pas le même effet ; tout est plus fluide ; l’eau est devenue son élément naturel ; il est heureux comme un têtard.
Il repense à l’échange avec le maitre nageur ; la voilà l’origine du ralentissement en douceur, pour lui le speedé ; même sans tuba, il a réussi à nager lentement pas mollement. Son cœur sent la différence !
Après 600 m, Arsène va revoir le maitre nageur : vous savez, il vient de m’arriver quelque chose ; dans l’eau, j’étais plus souple, répondre aux mouvements des autres nageurs est devenu un jeu ; j’étais comme un têtard.
Le maitre nageur le regarde : têtard, pas trop tard.
Ils se marrent. Arsène le remercie et repart vers la douche, le vestiaire ; il lui reste à se rechausser.
Dans la salle des bancs, les gens sont assis, face à face, arrivent ou repartent ; les uns enlèvent leurs chaussures, les autres, leurs tongs ; le silence règne.
Arsène se sèche les pieds ; il repense à « têtard, pas trop tard » ; il se lève et dit d’une voix soutenue, en partant : allez, au revoir !
Les deux bancs lui répondent : bonjour, bonne journée, au revoir… Un vrai feu d’artifice !
Mais il a déjà quitté la salle ; il ne se retourne pas. Peut-être vont-ils se mettre à parler de têtards ?
Arsène a dit exprès « allez » pas seulement « au revoir » pour souligner l’absurdité de l’au revoir précédé d’aucun bonjour, bref, pour interroger ce silence.
La fois suivante, quand il se lèvera de son banc, il partira sans rien dire en souvenir des anciens dans les thermes gallo-romains : bis repetita non placent !
Tout est dans le « allez »…. c’est fort merci bruno