Disponible pour voir une œuvre d’art
Etre disponible, ce n’est pas se donner une heure, c’est en vivre chaque seconde, car chaque seconde vécue fait d’une heure une éternité au jasmin.
Ne t’attache à rien
Dans l’édition 1992 du Larousse, est disponible celui « qui a du temps pour soi ; qui accueille bien tout ce qui est différent et nouveau ». Accueil, voilà le mot. L’essentiel n’est pas de savoir si l’on s’y connaît ou non en art, mais d’être prêt à vivre une aventure. Dans les années 1930, Claude-Louis Estève, un professeur de philosophie, donnait ce conseil : « Sois disponible : refuse ton cœur à la fixité, ne t’attache à rien, ni à personne, ni à toi-même. Sois infidèle et toujours amoureux. Désencombre-toi du passé. Que tes passions soient excessives, mais exclusives, jamais. » Programme assez radical, mais se désencombrer du passé est une piste à suivre lorsque nous regardons des œuvres d’art anciennes pour savoir comment faire un bon usage du contexte de notre regard sans systématiquement laisser la priorité à droite (ou à gauche) au contexte de la création de l’œuvre au nom de la sacro sainte Histoire de l’Art qui à force d’être vénérée finit par nous faire faire du lard culturel au lieu de commencer par regarder les œuvres d’art avec la légèreté d’un papillon qui a cette chance de ne jamais avoir de problème d’horaire…
Vu sous cet angle
Je suis guide conférencier, créateur des visites Vu sous cet angle dans les musées et les quartiers parisiens. Je les organise souvent le soir afin de les rendre accessibles aux gens qui travaillent et cela m’a donné l’occasion de réfléchir sur ce que signifie être disponible. En l’occurrence être disponible pour regarder des œuvres dans le cadre d’une visite organisée suppose d’avoir arrêté de faire autre chose à temps. Une question m’est souvent posée : « La visite en nocturne peut-elle commencer à 20 h ou 20 h 30 au lieu de 19 h 30 ? Ce serait vraiment plus pratique pour les gens qui travaillent. » Voici des éléments de réponse. Toute visite peut toujours commencer plus tard, mais lorsqu’elle a lieu dans un musée qui ferme à une certaine heure, il y a une contrainte, celle de la gestion du temps de travail de celui qui vient à la visite, contre une autre, celle des horaires du musée. Le temps en moins au début de la visite ne se rattrape jamais ; la visite sera soit plus courte, soit plus rapide vers la fin, ce qui ne correspond pas à la demande initiale d’une visite originale, où l’on prendrait le temps de bien regarder, où l’on découvrirait de nouveaux angles de vue, où l’on aurait beaucoup de plaisir. Pourquoi le conditionnel ? Parce que le présent de l’indicatif suppose un choix réfléchi : je suis ou je ne suis pas disponible. Plus c’est tard, plus c’est pratique par rapport au temps que chacun consacre au travail. La question est de savoir si, le jour de la visite, celle-ci va primer sur le travail. Mon but est non pas de dénigrer le travail que l’on quitte mais d’inciter à considérer le travail (énergie de tous les participants et pas seulement du guide) que représente une visite en petit groupe, lorsqu’elle est réussie ; car une visite est avant tout un moment que l’on passe ensemble à regarder des œuvres.Les critères d’évaluation de ce moment ne sont pas les mêmes que ceux de la rentabilité du travail dans une entreprise. Une visite est réussie si chacun est disponible ; ainsi les regards s’ouvrent et les angles de vue que je propose comme des amorces libèrent parfois un angle inédit chez l’un des participants…
Il est trop tard pour Lady Di
Lorsqu’ils décident de participer à une visite guidée, certains arrivent à l’heure, disponibles, et d’autres arrivent en retard, essoufflés. Avant d’être guide, j’ai été comédien, et la dernière audition que je n’ai pas passée, avec Jean-Paul Farré — pour participer à un stage qui se transformerait en spectacle —, m’a marqué. J’arrive à cette audition où je m’apprêtais à improviser sur le thème de Lady Di et le Prince Charles qui étaient en train de divorcer, et, ayant calculé l’horaire au plus juste pour ne pas avoir à attendre, je tombe sur Jean-Paul Farré qui s’en va. Je lui dis que j’ai quelque chose à lui montrer, mais c’est trop tard, il est en train de partir. Je lui fais tout de même part du thème de l’improvisation à laquelle il échappe, il rigole et me dit que c’est dommage. Jean-Paul Farré ne supporte pas que les gens à qui il a affaire soient en retard. Cet épisode a pesé en partie sur mon changement d’orientation. Maintenant j’attends.
Rendez-vous avec soi-même
J’attends les retardataires parce que je fais un métier de service, parce que le client est roi. Si le client est le roi, la cliente est la reine, l’œuvre le taureau, et moi le torero ! — non, blague à part, je ne cherche ni à dominer ni à tuer l’œuvre ; je crois seulement que le client n’est plus roi, car il n’y a plus de roi. Les retardataires n’ont pas le temps de se préparer, et c’est dommage, car approcher un taureau est toujours émouvant, vertigineux. L’œuvre révèle le regardeur à lui-même. Or, quand on a rendez-vous avec soi-même, il est vivement recommandé d’être à l’heure ! Un soir au Louvre, je vois arriver un jeune type, qui non content d’avoir une demi-heure de retard, trouve le moyen de perdre son ticket dans la minute qui suit. Mais très vite je le vois regarder avec une finesse extrême. Je retiens sa capacité, rare, de passer d’une grande agitation à un calme intérieur. Il était devenu très disponible. L’exception qui confirme la règle car cette histoire d’horaire montre que le moment de la visite, qui reste un divertissement, n’est pas toujours pris au sérieux. Comment voulez-vous être disponible pendant ce moment si vous le considérez si peu à l’avance ? Avec les œuvres, vous resterez les mêmes, et il ne se passera rien, rien d’important. Le temps consacré à regarder des œuvres d’art donne au regardeur sa nourriture spirituelle, s’il ne s’est pas goinfré avant d’amuse-bouches professionnels. Si la journée ne doit être que professionnelle, qu’elle le reste, mais si la disponibilité est possible vers autre chose, cela suppose que la porte ne s’ouvre pas au dernier moment, histoire de ne pas rester coincé dans l’ascenseur. Comme dans « ascenseur » il y a « censeur » — phonétiquement c’est imparable – on peut se demander si, une fois devant des œuvres, on est disponible pour les regarder. Est-ce qu’on ne se censure pas lorsqu’on regarde ?
Quand Jésus fait des abdos
Au Louvre, dans l’aile Denon, juste à côté de la galerie Donatello, une sculpture espagnole du XVIIe siècle, Christ mort de Juan Ron permet de faire une expérience. Le Christ est allongé sur une planche en bois. Sa position donne l’impression, lorsqu’on le regarde avec 3 ou 4 mètres de recul, qu’il fait des petites séries d’abdos, et la musculature de son bras renforce l’idée qu’il fait du sport. Nous est-il interdit de voir un Christ occupé à faire sa gym, alors que nous savons qu’il est mort ? Ceci dépend de notre manière de regarder : nous ne voyons pas Jésus mort mais la sculpture d’un artiste qui nous le montre d’une manière telle qu’avec 3 ou 4 mètres de recul, il semble vivant. Notre regard sur ce Christ gymnaste est transgressif. C’est à cette condition que nous arrêtons de nous censurer. Si nous nous approchons de l’œuvre, il ne fait plus d’abdos. Cette expérience montre que pour regarder, il faut prendre position. Découvrir qu’une œuvre s’offre à nous différemment selon l’endroit d’où nous la regardons. Notre disponibilité nous fait percevoir nos différents points de vue.
Nous sommes tous des Albatros
Quittons le Louvre pour l’océan où vole l’albatros de Baudelaire. Le poète n’est pas seulement celui qui fait des vers, des livres, de la peinture, de la sculpture, de la musique, du cinéma. Celui qui ne fait rien de tout cela, mais se rend disponible pour accueillir la vie sensible ou l’interprétation qu’en fait un artiste, est un poète, un Albatros.
Souvent, pour s’amuser, les hommes d’équipage
Prennent des albatros, vastes oiseaux des mers,
Qui suivent, indolents compagnons de voyage,
Le navire glissant sur les gouffres amers.
À peine les ont-ils déposés sur les planches,
Que ces rois de l’azur, maladroits et honteux,
Laissent piteusement leurs grandes ailes blanches
Comme des avirons traîner à côté d’eux.
Ce voyageur ailé, comme il est gauche et veule !
Lui, naguère si beau, qu’il est comique et laid !
L’un agace son bec avec un brûle-gueule,
L’autre mime, en boitant, l’infirme qui volait !
Le Poète est semblable au prince des nuées
Qui hante la tempête et se rit de l’archer ;
Exilé sur le sol au milieu des huées,
Ses ailes de géant l’empêchent de marcher.
Nous sommes un mélange instable
Quel équipage malmène l’albatros après avoir peut-être admiré secrètement la beauté de son vol ? Notre indisponibilité à la poésie. L’indisponibilité se glisse partout, et, à moins d’être un dandy, comme l’était Baudelaire, être ne nous comble pas, car nous ne sommes pas assez. Le dandy est avant d’être quelque part. Il a conscience d’être. Commentant un sondage qui plaçait le jazz en cinquième position dans l’intérêt des gens, Jean-Christophe Averty avait répondu avec son cheveu sur la langue : « Le zazz n’est pas en zinquième position, le zazz est et z’est tout. » Lorsque nous regardons des œuvres d’art, nous laissons-nous facilement happer par la magie du vol de l’albatros, c’est-à-dire par le jeu merveilleux des couleurs, des lignes et des plans, des volumes, que l’artiste a patiemment construit pour nous proposer d’enter dans l’intensité de sa poésie ? Trop souvent nous nous laissons aller à la tentation de la culture qui rapplique avec son besoin de savoir comment, pourquoi, pour qui, l’artiste a fait cette œuvre, au lieu d’attendre que nos regards nous apportent non pas les réponses à ces questions mais, bien mieux, l’impression réelle qu’elles sont vaines ? Le vol de l’oiseau est aussi beau que le moment où cette œuvre nous touche. Baudelaire se sentait seul et son talent vint sublimer son spleen. Cette solitude, chacun la ressent lorsque, tandis qu’il éprouve des sensations vertigineuses liées à un moment de pure poésie, n’importe quel crétin débarque, avec sa vanne intempestive ou son éternel besoin de communiquer. Mais la vie reste drôle, car nous sommes, chacun, à la fois le boute-en-train compulsif qui neutralise par la plaisanterie l’effet que pourraient lui faire ses émotions, l’incollable champion du contexte, et, plus rarement, l’esthète sensible qui vibre de toute son âme. Gainsbourg se demande dans La Chanson de Prévert « Peut-on jamais savoir par où commence et quand finit l’indifférence ? » ; la même question se pose avec la disponibilité, car vibrer nous épuise et donc le rire nous protège ou nous libère, sinon nous serions toujours disponible et donc la question de l’être ou de ne pas l’être ne se poserait pas. Elle se pose en permanence car nous sommes un mélange instable.
Bruno de Baecque, www.vusouscetangle.net